L' insouscience de l'enfance
J'avais 9 ans durant cet été 76, marqué par la pire sécheresse jamais connue de mémoire d'adulte, qui sévissait aussi dans ce petit massif alpin retiré dans lequel ma famille était, depuis toujours, établie.
Malgré l'altitude et la présence en grand nombre d'arbres et de forêts, les nuits n'arrivaient plus à rafraîchir nos journées, l'eau manquait, le soleil était brûlant et l'air irrespirable en ce début d'après-midi de fenaison.
Le sol était parsemé de fentes de belles tailles, que nous imaginions voir naître sous le poids de nos pas, serpentant au sol, comme autant de gouffres insondables, dans lesquelles nous glissions nos mains d'enfant, espérant dans nos jeux insouciants atteindre, malgré la fournaise environnante, nos semblables résidents aux antipodes.
Il était déjà 13h, la page météorologique du journal radiophonique venait une nouvelle fois de se conclure, comme depuis maintenant bien trop longtemps, par l'immobilisme des effets de l'anticyclone des Açores sur notre pays.
Mon frère aîné, bien plus âgé que moi, n'était pas à la ferme à cette période, il avait été appelé, quelques mois plus tôt, sous les drapeaux, mais la famille d'estivants, venue de la Capitale pour passer, comme à l'accoutumée, leur mois de vacances en location dans une habitation voisine, s'étaient spontanément présenté, dès leur arrivée, afin de prêter mains fortes et de partager cette expérience d'immersion en échange d'un généreux casse-croûte.
Mon père, robuste paysan, aux yeux bleu azur et au sourire bienveillant, la salopette remontée et la casquette vissée sur la tête, toujours prêt en temps et en heure, avait préparé l'étrange attelage, dont il serait le meneur.
Il était composé de notre modeste tracteur vert, désigné par "Le Deutz", aux petits phares arrondis généreusement déportés qui lui donnait l'apparence d'une sympathique sauterelle dont les garde-boue auraient été les élytres, il avait depuis peu remplacé notre mulet "Fallet" et avait, d'après la notice technique, l'avantageuse caractéristique d'être "refroidit" par air.
Il était suivi par la botteleuse, une presse de basse densité, prénommée "Olympic", en hommage à ces capacités hors-normes, proches de celles nécessaires aux athlètes des jeux d'Athènes.
Une machine révolutionnaire ! Aux dires du joviale représentant en machines agricoles. De couleur bleue de méthylène, elle sentait le chanvre et le cambouis et avait les formes d'un gros scarabée.
Elle se permettait par l'action répétée de ses petites mandibules agiles situées dans sa large gueule, d'avaler goulûment et en toute impunité, le foin rassemblé en andain pour le mâcher, le plier en forme d'un soufflet d'accordéon et de le compresser, tout ça en parfaite autonomie, puis finalement de le lier en petits ballots parallélépipèdiques quasiment uniformes.
A la suite de quoi, ceux-ci étaient acheminés à "pas de pèlerin" sur une rampe - qui ressemblait à celle d'un de ces manèges forains, de la foire de la St-Maurice, qu’avec mes acolytes nous scrutions à distance faute d'avoir les moyens suffisants pour en profiter - jusqu'au lourd chariot de bois, aux roues armées de larges bandages métalliques, qui, à mes yeux, faisait penser à une de ces "goélettes des prairie", une sorte de chariot bâché, utilisé par les pionniers partant à la conquête de l'Ouest.
C'était sur ce dernier que j'officiais fièrement, vêtu d'un simple short molletonné et d'un Marcel, juste au corps, en coton. Tel Neptune sortant des flots, le torse bombé, dressé face à cette marée herbeuse et saisissant tour à tour de mes jeunes bras musclés, les ballots qui se présentaient à moi, me griffaient les mains, m'égratignaient les cuisses et dont les ficelles me cisaillaient les doigts dans un volatile brouillard de poussières en suspension qui m'obstruait les narines en suivant le rythme imposé par les bielles de la tonitruante mécanique.
Mon père, tel un talentueux chef d'orchestre, conduisant un tracteur, se contorsionnait de temps à autres sur son siège, pour pouvoir m’observer du coin de l’œil, d’un regard protecteur, afin d’en moduler la mesure.
Après les avoir empoignées, je cherchais d'instinct, pour celle-ci, l'emplacement adéquat qui me permettrait d'imbriquer rapidement et ingénieusement les nouvelles arrivantes, le plus méticuleusement possible, sans perdre la moindre place et malgré cette injonction contradictoire, je voyais avec efficacité, s'amonceler sous mes pieds ce puzzle géant tridimensionnel, qui prenait de temps à autres les formes d'un château crénelé.
Ma mère, le regard perdu dans ses pensées, le dos courbé, rêvant en silence à de lointains horizons orientaux, la tête abritée par un chapeau à larges bords qui lui couvrait presque les épaules, clôturait ce cortège, pour amasser les éventuels refus laissés çà et là, de part et d'autre, en traînant un gigantesque et bien trop pesant râteau métallique que nous surnommions "Galère".
Désormais, il faisait moins chaud, le soleil amorçait sa descente, il n'y avait toujours aucun nuage en vue, installé comme un pacha sur ma récolte-promontoire, je contemplais alors du haut de la dunette de ma blanche Caravelle, d'un regard hautain, cette fantastique flotte de vaisseaux hétéroclites évoluant à mes côtés.
Epuisé mais satisfait, m'alanguissant sur cette cargaison, qui avait à mes yeux la valeur d'un trésor, à la manière d'un corsaire, je me désaltérais par petites gorgées d'un acide cidre râpeux, probable reliquat de la production familiale d'un automne précédent.
Un léger vent alizé me caressait le visage, c'était grisant, enivrant, c'était tout simplement le bonheur !
Christophe P.