Je suis une feuille de papier (de ma maman)

Je suis une feuille de papier

Toute lisse, toute blanche, vierge de toutes traces 
de format standard, empilée, bien alignée, pas un bord qui dépasse
je repose endormie en plein cœur de ma liasse

mes amies du dessus disparaissent souvent
où vont-elles ?  que font-elles, emportées par le vent ?

depuis longtemps déjà, je dors dans ce tiroir 
l'inconnu me fascine, j'aimerais bien aller voir
Je rêve d'évasion, de lumière et de gloire ,
du discours pompeux d'un homme de pouvoir 
d'un exposé pointu, d'une thèse brillante !
quitter l'austérité de mon espace sombre
me fait pousser des ailes, je me sens pétillante !
fuir à tout jamais cet univers d'ombre !

Mes idées se bousculent, je nage en plein délire
un crayon de papier me noircit en entier
il m'écorche de sa mine, elle est trop bien taillée 
un écolier s'énerve, par gestes saccadés
il use de sa gomme, mon vernis se ternit
jusqu'où va-t-il aller ? ma peau se fragilise 
calme toi petit d' homme, ton maître se rapproche !
d' un regard bienveillant l'homme le tranquillise
ouf! je viens d'échapper à une catastrophe !
Un trou, une déchirure,  je fais triste figure

mon esprit trop fertile me joue souvent des tours 
mais une feuille de papier que peut-elle  bien vivre ?

Le plus souvent brouillon, agenda éphémère,
griffonnée, raturée, gommée et chiffonnée 
elle finit sa carrière aussi longue soit-elle 
au fond d' une corbeille, voir pire, d'une poubelle

Alors en attendant mon futur incertain 
je m'invente des vies où tout se passe bien 
J'échafaude des plans, l'imaginaire s'emballe

quel sera mon destin ?  un courrier amical ?
une pub, une facture, qui me donnera vie ?
l'écriture assurée d'une main appliquée 
au stylo plume de marque ou à la pointe Bic

Des formes aux couleurs vives et à la trace humide 
laissée par de gros feutres à l'odeur un peu âcre 
qui transpercent la feuille parfois, c'est un massacre!

Parfois privilégiée, comme une lettre d'amour
un doux journal intime qu'on garde pour toujours
une carte de vœux d'une très chère amie  
tellement rares et précieux ce sont de vrais trésors 
dont on fait la lecture parfois jusqu à l'aurore

mais que m'arrive t-il? une main me saisit
que dis-je?  une menotte aux petits doigts potelés
la lumière m'éblouit me voici projetée
sur un pupitre en bois protégée d'un plastique 

un tout jeune bambin s'installe devant moi
gentil et décidé, il a l'air sympathique

des crayons de couleur s'étalent devant lui 
ah! l'embarras du choix, la couleur jaune l'attire 

Heureusement pour moi, la mine est émoussée
D'un geste malhabile il vient me chatouiller 
Et forme 2 soleils tout en haut de ma tête 
Il met des fleurs partout de toutes les couleurs 
Une rose, une orange, une bleue, une violette
Il prend chaque crayon, du vert pour le feuillage 
Du marron pour le tronc, il vient de naître un arbre

Là-bas 2 poissons rouges s'amusent dans une mare
Un héron les regarde, vite il faut le faire fuir !

Tout barbouillé de rose et en forme de cœur
Le héron disparaît et les poissons frétillent!

Fier comme Artaban, le bambin est ravi
Il s'empare du dessin, ses petits doigts m'enserrent
Il appelle maman qui bien sûr toute émue
Me scotche illico sur un tableau de liège 
La chambre de l'artiste est claire et lumineuse

Je rêvais d'évasion, je rêvais de lumière 
Je deviens les couleurs d'un dessin enfantin
Qui respire l'amour, la tendresse et la joie
Dans la naïveté d'une émotion sans fin

Yolande Bruski