Je suis un chewing-gum !

Je suis un chewing-gum au goût bubble-gum, je m’appelle Hector et vis dans un joli petit sachet rose, en colocation avec une cinquantaine de potes. On se ressemble tous, mais on est tout différents niveau caractère. Certains ont trainé un peu plus dans la gomme, d’autres se sont prélassé sous le croquant, d’autres enfin ont été mal terminés, un peu plus maigrelets que le modèle standard. 
La main qui nous a attrapés au magasin était douce, mais ferme. On a tout de suite senti qu’elle avait vraiment envie de nous mâcher, de nous « embuller ». Elle a bippé notre sachet à la caisse, et à présent, je suis là, au fond d’un sac à main, avec les potes.
On attend qu’on nous ouvre. ça va venir… soudain, un bruit sec, et une lumière éclatante. Wouahhh!! C’est génial!! Et là, on la voit, notre croqueuse. Elle est jeune et jolie, et a des dents bien alignées. Avec notre garantie zéro-sucre, elle va garder ce beau sourire, et ne va pas prendre un gramme en nous dégustant. Ce n’est pas comme certains de nos confrères 100% sucre, qui à force de se faire mâchouiller, font le bonheur des dentistes. 
Nous on est tout autant addictifs, soit, mais on est bons, sucrés, et ce en tout bien tout honneur. 

On se bouscule un peu pour être le premier à être saisi par cette jolie main. Mince c’est Marcel qui a été attrapé. Il est tellement fier, il nous énerve! Jean-Luc essaie de lui passer devant. Rien à faire. Jean-Luc est vexé comme un pou, il en perdrait sa dure carapace. 
« Pas grave », je me dis. Je prends mon mal en patience. De toutes façons, je vais bientôt être maché, comme nous tous. J’attends mon tour.
Le lendemain, vers 9 heures, elle se saisit d’un autre d’entre nous.
Ca rale dans le sachet. Encore un peu d’attente. Puis vers 13 heures, notre tour revient. Elle a fini de manger, elle veut avoir bonne haleine. Elle discute avec un homme, je crois que c’est un collègue. L’affaire est dans le sac!  ça tombe bien, elle ouvre notre sachet, et… non mais que’est-ce qu’elle fait, là? 
Elle nous propose à l’homme en face d’elle, et quand il ouvre la bouche, on sent une odeur épouvantable. On se carapate au fond du sac, sauve qui peut, si on pouvait fondre et devenir invisibles, ce serait déjà fait!  On refuse tous de rentrer dans cet égout.  Elle, elle a une haleine agréable même après avoir mangé de l’ail, mais lui, quelle horreur. Qui va être la triste victime qui va finir dans sa bouche, avec des tchak tchak thcak vulgaires?  On prie, on pleure, on est tellement désespérés. Un gros doigt boudiné s’approche, et attrape…  ce pauvre Jean-Luc. C’en est fini de lui. Il se trouve mal, et se retrouve écrasé, maché, entre des dents pourries, cariées. Heureusement qu’il s’est évanoui, il ne se rendra pas compte de ce qui lui arrive. 
Eh oh!!! elle m’attrape. Je me présente le mieux que je peux, blanc, propre sur moi, une confiance inébranlable. Elle me dépose sur sa langue, me fait un peu fondre. Je suis aux anges, mange-moi ma jolie, mâche, secoue moi à gauche à droite, que je connaisse tout de ta cavité buccale. Je sens qu’elle est conquise. Quand elle est seule, elle me mâche sans aucune discrétion. Quand elle rencontre quelqu’un, elle me range discrètement dans un coin de ses joues, droite ou gauche ou sous sa langue.
Elle me garde longtemps, je vois bien que je lui plais. Nous passons un bon moment ensemble en parfaite osmose. Puis nous allons dans une salle, je devine qu’il y a une réunion qui se prépare. Elle discute avec une collègue qui lui dit « Pense à jeter ton chewing-gum, tu sais bien que le boss n’aime pas nous voir ruminer comme des boeufs! ». Rires. Elle me sort de ma bouche et discrètement me colle sous la table. Non mais s’il te plait! je mérite mieux!! Je me débats, m’agrippe à ses doigts. Elle ne va pas se débarasser de moi comme ça. Elle s’énerve un peu, et m’étends de tout mon long sous cette table. Me voici collé avec plein d’autres morts vivants à mes côtés. J’expire, je sens que je durcis, signe de ma mort imminente. J’aurais encore préféré finir sur un trottoir accroché à un talon de chaussures. Là, je ne suis plus rien, aucune trace de ma vie antérieure. 

Voilà le destin de nous autres chewing-gums.