Je suis un miroir


1) Je suis un miroir à mémoire.

Mon boulot, c’est de voir, voir les gens dans des endroits insensés, voir comment ils habitent, comment ils vivent avec leur famille. ils s’approprient des espaces inimaginables, au bord du canal puant et moisi, le long de l’autoroute , derrière le mur où s’entassent les ordures. Je vois leur acharnement à travailler, à élever leurs enfants à manger, dormir, se laver, se soigner, et j’enregistre la couleur du quartier et des huttes, toujours brun, brun clair, brun foncé, ou brun noir sous la pluie. J’entends l’histoire de leur vie, leurs projets, leurs rêves, leurs révoltes. Et ensuite, mon job de miroir, en me décalant légèrement, c’est de renvoyer l’image à qui de droit. Aux administrateurs dans leur grand bureau glacé par 4 moteurs d’air conditionné, aux urbanistes, aux politiciens… en fait déjà ils savent, mais moi, miroir, peut-être je peux parvenir à changer leur regard ?


 2) Je suis le seul

Je suis un miroir en bronze, avec un manche bien droit et une surface ronde et lisse, polie pendant des jours et des jours par un esclave au bord du Nil. Je suis le seul, avec la surface de l’eau du ruisseau, à pouvoir donner une image d’eux-mêmes aux membres de la maisonnée. Qu’auraient – ils sinon, pour savoir ce qu’est leur visage ? Le toucher des doigts, le regard des autres ou le pinceau du peintre ?

Isabelle Milbert