Je suis une pièce de CHF 5.--
Dans ma vie qui n’est de loin pas à son terme et qui pourrait même devenir éternelle alors que je
suis encore toute jeune, je n’ai été frappée qu’une seule fois. C’était en 1957, le jour de ma
naissance. Je suis en terme de valeur la plus grosse monnaie suisse, toutes les autres en
dessous de moi ne servent qu’à me rendre la monnaie de ma pièce. J’affiche ostensiblement sur
mon côté face le portrait de celui que passablement de monde prend pour Guillaume Tell alors
que je mets simplement à l’honneur un fier et robuste berger suisse regardant vers la droite,
tandis que sur mon côté pile, sans pudeur, je dévoile ma valeur et mon nationalisme. Malgré mon
apparence juvénile, je suis une voyageuse infatigable qui passe de poches en poches et je
connais une quantité incroyable de personnes. J’ai été polie par la main de l’épicier, du postier, du
vendeur à la sauvette, du barman, du dealer, du juge, de la fille de joie, de son client et de
tellement d’autres. Je n’ai aucun a priori, je fréquente absolument toute la société. J’ai bien cru un
jour me stabiliser et devenir un peu plus sédentaire quand je poursuivais mon existence dans la
bourse d’un ivrogne. Alors que je me frottais, amoureusement dans les plis d’un billet de vingt
francs, l’adorateur de Bacchus en extirpant ce dernier de son crapaud pour régler ses multiples
consommations, ne m’a même pas calculé. J’ai chu d’une seule pièce au sol en formulant un
discret « bling ». Rapidement et discrètement j’ai roulé sur ma tranche comme une équilibriste sur
un fil d’argent et me suis blottie derrière un pied de chaise de l’estaminet. Une nuit tranquille
jusqu’à la levée du jour où j’ai été découverte par le fils du bistoquet qui tous les matins arpentait
les dessous de table à la recherche de trésors déposés involontairement par des habitués
étourdis. Je l’aimais bien ce petit garçon. Il m’admirait sous toutes mes coutures, me caressait
avec respect et parfois même me parlait. Il me demandait ce que l’on serait capable de faire
ensemble, combien de temps il pourrait me garder. Son regard plein de lumière me donnait
encore plus de valeur. Je me sentais vraiment bien chez moi dans ses poches. Il m’a présenté à
tous ses amis dont certains lui ont proposé un sac de bille en échange de ma personne. Il a
refusé. Ma vie étant ce qu’elle est et les billes ne se mangeant pas, j’ai finalement été adoptée par
la buraliste du tabac d’en face. En quittant cette main enfantine pour rejoindre celle un peu plus
marquée par le temps, j’ai croisé un énorme sac de bonbons.
Un beau jour et même si je me perd en route, je deviendrai pièce de collection, « Dieu y
pourvoira » comme c’est inscrit sur ma tranche en latin : Dominus providebit, en ayant laissé de
l’autre côté du chemin toutes celles et ceux qui m’auront possédée dans leur passé, à l’instar de
cet ancien petit garçon. Immortelle, je finirai entre deux couches de plastique, dans une petite
boîte ouatée chez un collectionneur ou la vitrine d’un musée pour me perpétuer dans un temps
infini.
Jean-Jacques Steiner
9 mars 2024