Si j'étais un animal...


Mon pelage lourd et très épais me protège du froid dans les contreforts de l’Himalaya où je

vis la plupart du temps. J’ai aussi des congénères qui vivent en Inde, au Bhoutan, en

Amérique du Nord et dans le Caucase. Lorsque mon estomac crie famine, je m’offre un

yack et beaucoup plus rarement une panthère ou un léopard des neiges qui sont presque

aussi malins et invisibles que moi. Mes pattes larges et longues me servent de raquettes

et m’empêchent de m’enfoncer lorsque j’arpente les sommets enneigés. J’ai commis un

jour une erreur en laissant découvrir mes empreintes de pieds, par un certain Michael

Ward. Celui-ci me cherchera pendant toute sa vie, me confondant parfois avec un ours.

Affreusement rare, je suis devenu un animal de légende laissant croire aux humains que

je n’existe pas, tellement il est difficile de me débusquer.

Pourtant j’ai déjà rencontré des bipèdes comme moi, humanoïde comme moi et ce dans

les années soixante. Ils étaient trois, deux hommes et un enfant, accompagnés d’un

quadrupède canin blanc. Mais j’ai la folle impression qu’ils ne sont pas réels. L’un d’eux

portait un pull marin bleu et une casquette de capitaine tandis que l’autre était vêtu comme

s’il était en Chine, au Congo ou en Amérique. Quand à l’enfant je remarquai qu’il était de

ma région, de mon pays, avec son teint basané, ses cheveux noirs de jais et ses yeux

bridés tels un petit Boudha.

Ces bipèdes mal vêtus qui s’expriment en prononçant des sons que je ne connais pas, me

cherchent depuis la nuit des temps, prenant des risques parfois inconsidérés pour

m’apercevoir ne serait-ce que furtivement. Mais je me cache et m’organise pour ne jamais

croiser le chemin des intrépides inconscients. Je suis aussi bien connu sous d’autres

latitudes enneigées que l’on dit abominables et sous d’autres noms comme : Migou, Meh-

teh, Dzu-teh, Jobran, Chemo. Mais moi je vis au Tibet et chez moi on m’appelle le Yéti.


Jean-Jacques Steiner

13 février 2024