Je suis un miroir
Je réfléchis sans cesse et l’on m’admire énormément car je reflète fidèlement l’image que les
gens se font de moi-même. De par mes imposantes dimensions j’aurais pu équiper des milliers de
petits tubes que l’on tourne sur eux-même, qui construisent des mosaïques multicolores aux fonds
de kaléidoscopes mettant des étincelles de joie dans les yeux des enfants et des adultes qui le
sont restés. J’aurais pu aussi habiter le tréfonds de l’oeil d’un télescope et scruter à l’aune de
chaque nuitée claire, l’immensité et la beauté de nombreuses étoiles enfantines ou adolescentes
disparues trop tôt qui nous offrent encore leurs jeunes et tendres lumières. Mais je n’ai pas hésité
longtemps avant de refuser d’être encadré dans un mur séparateur qui permet à l’Hôtel de police
de confronter victime et bourreau sans être vu de ce dernier. J’aurais fait pâle figure dans cette
pièce lugubre, puisque sans tain. Et puis j’ai horreur d’avoir quelqu’un dans mon dos, ce qui n’est
pas le propre d’un miroir. J’ai eu beaucoup de propositions peu intéressantes comme celle de
garnir l’instrument du dentiste qui dévoile la face cachée des râteliers de tous âges à la recherche
de caries ou autres imperfections que ne saurait déceler le praticien sans moi. Devenir portable
dans un sac à main féminin et relégué à un ustensile parmi d’autres, trop petit rôle pour moi.
Celle, saugrenue, d’agrémenter les meubles ou pharmacies de salle de bain privées. M’imaginez-
vous vraiment supporter plusieurs fois par jour ces mêmes visages défaits au petit matin qui
tentent de se donner grâce à moi, une contenance et une mine acceptable pour une journée
interminable et que je retrouve le soir, déconfits après tout le mal fourni quelques heures
auparavant ? Et la plus loufoque, devenir rétroviseur. Toujours regarder en arrière à surveiller de
ne pas être suivi de trop près, trop peu pour moi, je préfère aller de l’avant, j’ai choisi le fitness !
Par égard pour mon importance cruciale et la déférence qui m’est due on m’a installé dans une
grande salle sur un pan entier de mur et comme si cela ne suffisait pas, géant parmi les géants,
sans briser ma vie pour éviter sept ans de malheur, j’ai été séparé en deux parties pour orner la
face opposée du local. Le bonheur de ma vie ! Chaque jour qui passe j’admire ces corps féminins
sous toutes ses facettes -et quelques très rares messieurs,- venir se déhancher dans leurs
costumes moulants aux teintes fluorescentes en me fixant droit dans les yeux. Je devine qu’elles
me posent toutes la même question : Miroir, miroir, suis-je la plus belle?
Je leur réponds toujours, je les aime toutes, en leur offrant simplement leurs belles images.
Et quand vient l’instant pour elles de quitter le temple de l’enrichissement corporel, de se mirer
une dernière fois dans ma vérité avant l’ultime sourire, je me retrouve face à face et ensemble, les
yeux dans les yeux, nous reflétons et contemplons l’infini.
Jean-Jacques Steiner
24 février 2024