Je râle, mais je ne me plains pas
Dans cet état fébrile qui est le mien depuis deux semaines, j’aperçois le bus 3 à son arrêt
et seul un pas accéléré me donne une chance de monter à bord. Hélas non. La marche ne
suffira pas, une course s’impose. Peine perdue, pas assez effrénée, il me file sous le nez
et intérieurement je râle. Douze minutes à patienter avec ce froid mordant sous un abri-
bus qui ne protège pas vraiment de la pluie. Quel temps de chien. Voilà quarante-huit
heures que les éléments se déchaînent sans annonce d’une embellie pour les jours à
venir. Si je n’avais pas succombé à la gourmandise devant cette vitrine pâtissière
affriolante, je n’aurais pas manqué mon moyen de transport. Enfin le bus arrive. Le
chauffeur descend de son poste de pilotage pour abaisser la plate-forme qui permet à une
chaise roulante d’accéder à bord. Peu avant je l’avais dépassée en courant. De ma place,
mieux au chaud et à l’abri de la tempête, j’ai tout loisir de scruter le paysage qui défile à la
vitesse d’un transport public genevois. J’aperçois un SDF sous un porche, s’étendre entre
une mince couche de carton et une maigre couverture. Je retiens quelque peu ma toux
quand je vois cette affiche qui lance un appel aux dons en faveur des sinistrés des
intempéries cataclysmiques en Inde et cette autre d’un parti politique qui prône le
consentement présumé pour le don d’organe. Après le troisième arrêt qui n’est pas encore
le mien, un homme assis à même le sol en compagnie d’un chien, exhibe un petit
panneau sur lequel il est inscrit « J’ai faim ». Me revient à l’esprit ce monstrueux éclair au
chocolat qui m’a fait louper mon bus. Quand mon esprit s’évade il n’est pas rare qu’il
remonte à l’enfance, ce pays désormais si loin et dont on ne guérit jamais. Si la mienne a
été peu familiale, elle était empreinte d’une totale liberté. Et aujourd’hui quand j’écoute un
certain parmi nous qui mériterait un fol apaisement, je qualifierais mon enfance de
paradisiaque.
J’arrive au terminus, ne crains ni le froid, ni la pluie, ni ma légère grippe, ni mes jambes
qui m’emmènent jusqu’à mon domicile. Je passe la main sur mon crâne trempé et
constate que chaque jour qui passe le dégarni un peu plus. C’est dans l’ordre des choses
et cela ne va pas aller en s’améliorant. Face à moi dans la vie de tous les jours, et
tellement nombreuses, ces femmes battantes, combatives, aux chevelures magnifiques et
soyeuses, qui ont fait face au vent, ont été chauves bien avant moi.
Je garde le droit de râler mais pas celui de me plaindre.
Jean-Jacques Steiner
12 février 2024