En quoi le cancer a changé ma vie?
En quoi le cancer a changé ma vie?
En ce mois d’octobre ensoleillé et chaud, ma vie s’est suspendue.
Depuis, je regarde les autres qui avancent à toute vitesse sur un tapis roulant,
et moi je reste là sur le côté, figée, spectatrice. Je me sens « dé-vivre », comme
on pourrait dire « dé-visser », « dé-crocher », « dé-river », « dé-choir » ... Je me
sens une autre, au dehors et au dedans et j’ai l’impression par moments de ne
plus appartenir au monde des vivants, vraiment vivants.
Je me sens une autre au dehors, car on m’a amputée. Mon corps est tronqué, il
est devenu asymétrique. Je ne reconnais pas son reflet dans le miroir. Quel est
cet alien inopportun qui m’est apparu subrepHcement dans la glace quand j’ai
pris ma première douche après l’opéraHon ? Ce truc informe venu d’ailleurs,
balafré d’une cicatrice en zigzags improbables - le chirurgien ne sait-il donc plus
uHliser sa machine à coudre ? « my ugly alien », je l’ai nommé.
Au dedans aussi, je me sens biscornue. Déjà que je suis sourde de l’oreille
droite depuis l’âge de 3 ans, me voilà en plus cabossée du côté droit ; mon
corps n’est plus unifié, il est habité par un étranger. Je sens dans mon torse
comme un carton chiffonné qu’on m’aurait enfilé de force pour m’embêter ou
peut-être même pour me punir ? Punir de tous ces moments où je me suis
laissée aller, à aimer avec excès, à m’énivrer sans limites, à me dorer la pilule, à
bourlinguer dans le vaste monde, à dévorer la vie comme une vilaine ogresse ?
suis-je vicHme de mes débordements, de mes mauvaises manières ou tout
simplement de la polluHon près de chez moi ?
Un autre corps, un autre esprit, avant... et puis après : finies l’insouciance et la
légèreté, une ombre plane. Celle de la rechute. « Votre cancer est invasif et
récidivant », madame, il vous faudra une hormonothérapie pendant au moins 5
ans... » Alors, pour prévenir le retour, je me contrôle, je me flique : « a[enHon,
ne bois pas de vin aujourd’hui, tu en as déjà bu deux verres hier ... trop de sucre
là-dedans, n’en prends pas..., il faut te bouger, allez, vas marcher une heure...»
et mille autres injoncHons de ce type.
Oui, je crains le retour de Krebs comme ils disent si bien en allemand, le mot
fait entendre ses pinces insidieuses et invisibles : krebs krebs krebs, dit-il, en te
grignotant et rampant à l’intérieur de toi en silence. Et tout en s’insinuant, il
prolifère, se démulHplie et croit comme un arbre, avec des ramificaHons dans
tous les sens, un arbre de travers, on dirait. La coupe histologique est très jolie
d’ailleurs, une vraie œuvre d’art.
Je n’ai plus confiance en mon corps. Moi qui me voyais vivre au moins jusqu’à
nonante quatre ans.... Voilà que je suis contente d’être encore en vie à soixante
quatre ! J’ai cessé de me projeter dans une vieillesse respectable. Je me sentais
en peine forme, et pourtant j’étais malade. Depuis combien de temps ? une
année, deux ans, dix ans ? Donc quand je me sens bien, je suis peut-être
malade. Et quand je me sens mal alors ? Je ne peux plus me fier à rien.
Le cancer est aussi à l’extérieur. Dorénavant le cancer est partout.
Pas un jour sans qu’on entende parler de lui aux nouvelles : « toujours plus de
monde a[eint du cancer, allez-vous faire dépister, un nouveau traitement
prome[eur vient d’être découvert », etc.
La société aussi est cancéreuse, le monde est cancéreux, l’univers est
cancéreux. Quand je suis mal lunée même les étoiles me paraissent des
métastases. Trop d’objets dans le ciel et sur ce[e terre, trop de voitures, de
barres d’immeubles, de béton tentaculaire, de choses moches, ça prolifère.
Trop de poussière chez moi, trop de trucs inuHles dans les armoires, je me sens
envahie de toute part.
Et pourtant, malgré ce senHment, ou plutôt à cause de lui, j’essaie de faire le
vide. Oui, je vais faire le vide dans ma tête, puisque matériellement je suis
impuissante. Je convoque de vieilles techniques apprises, quand j’allais bien. La
méditaHon.
Et là, ça re-démarre, j’avais dévissé, je dé-colle ! Des images émergent, des
souvenirs enfouis et agréables m’apparaissent, je me promène librement dans
ce[e brume impalpable, krebs s’est évaporé. Je saute sur le tapis roulant, je
cours, je vole et je rejoins toutes les personnes que j’aime, vivantes ou non. Je
me sens alors revivre ou plutôt en chemin vers la renaissance, du moins je
l’espère.
Février 2024, Joëlle Bellenot