En quoi le cancer a changé ma vie

En quoi le cancer a changé ma vie


Michel


A quelques mois près, Michel et moi avons le même âge. Ensemble, dans la même

équipe nous avons fait nos armes dans les camions rouges des hommes du feu pendant

quatorze années puis sillonnés les airs avec Hotel-Bravo Zoulou Echo Novembre, ZEN en

abrégé ou le Poussin pour les intimes, afin de secourir notre prochain sans jamais

compter nos heures et nos week-ends.

Un matin, Adrian notre mécanicien originaire d’Argovie, me téléphone et me dit avec le

flegme légendaire qui le caractérise :

- Il faut que tu vienne remplacer Michel, il a une tumeur au cerveau.

Je suis sidéré. Il m’annonce ça comme si c’était un rhume ou une méchante grippe. On a

bien remarqué quelques jours auparavant qu’il avait de la peine à remettre les balles au

ping-pong, lui qui est un maître dans le domaine et qu’il a parfois un peu de peine à

marcher vraiment droit. Fallait-il déjà s’inquiéter ?

Chaque fois que le job m’en laisse l’opportunité je vais voir Michel et l’accompagner du

mieux possible. Je sais aussi qu’une tumeur au cerveau inopérable nous laisse un sursis

d’environ cinq mois. Mais le véritable accompagnant ce sera lui. Jusqu’à son dernier

souffle il m’accompagne dans ma douleur, ma tristesse et ma solitude.

Et pourtant il fait beau ce matin triste, j’ai même entendu chanter les oiseaux comme si le

printemps était là pour tous…Ou presque. Il a passé sa vie à voler et a fini par s’envoler.

Près de la base, le cerisier que nous avions planté ensemble s’est paré de ses plus belles

fleurs que nous dispersons à chaque décollage et constituent par leur voltige et leur odeur,

ton bonjour et ta présence au monde des vivants. Chaque année, ses fruits sucrés

édulcorent l’avenir de ton absence. Tu as passé ta vie à voler pour sauver et aujourd’hui tu

es si haut. Michel faisait du sport et ne fumait pas. Je hais le sport et je fume, peu mais je

fume, alors combien de temps me reste t-il ?

Eh Michel, ton crabe a changé mon existence. Deux ans après ton départ, ayant fait mes

petits calculs de préretraité, je décide de décrocher à cinquante neuf ans. C’est le premier

jour du reste de ma vie.

Aujourd’hui des limbes je sens la magie, ta présence encore et encore. Et depuis le temps

que tu fais la sieste, pour te regarder, te voir, t’écouter, il me reste tous ces jours qu’il me

reste et pour t’aimer encore et encore, il me reste l’éternité.


Jean-Jacques Steiner

25 janvier 2024