Le temps qui passe (1)

 Le temps qui passe


Il traîne ses guenilles en silence dans le vieux quartier de son enfance et perçoit encore

par ses oreilles anciennes, les mots des amourettes d’antan qui furent siennes. Il revoit à

chaque angle de rues ses amis d’autrefois, aujourd’hui disparus. Il promène avec

délicatesse ses yeux sur la maison de sa jeunesse en rêvant d’une quelconque apparition

familière qui aurait éclairé de mille feux son regard vitreux. Les mots de Marcel Pagnol

résonnent encore dans son antique mémoire : « Le temps passe et il fait tourner la roue

de la vie comme l’eau celle des moulins… » Il a compris depuis longtemps que sa vie est

meublée bien plus par ses souvenirs que d’hypothétiques projets. Ah, qu’il était doux le

temps de la blancheur immaculée sur les champs de décembre et olfactif celui de la

senteur du nouveau printemps renaissant de ses cendres, ses petits yeux voyaient

immense la ruelle minuscule et interminable la journée dominicale. Culottes bouffantes et

souliers affamés, solitaire ou en bande dans le vieux quartier, l’accompagnait des chiens

errants accros à la douceur des caresses et baisés sucrés. Il a vu la lumière d’un ciel point

austère et reposé ses paupières, bercés de chaleur mammaire un jour d’été. Il a grandi si

peu de savoir mourir les vieux que son corps paresseux retardait l’avenir ombrageux. Ces

souvenances accaparent son esprit et se révèlent dans leurs tristes et magnifiques

réalités. Le temps passe, entendait-il souvent de la part des anciens qui en avaient le plus

l’expérience. Mais pas lui, pas encore.

Il aimerait maintenant fermer les yeux et dormir, ressentir le silencieux, s’endormir d’un

sommeil pernicieux. Dans un futur très proche il se voit marin sur un grand radeau dont le

foc a été gonflé par son dernier souffle, il erre dans les bleus pastels et la voile d’amour

tendue, sur les méridiens de l’infini l’engage. Il vogue au gré des courants et ne reste que

la grande bleue pour enjoliver ses cendres.

Ses mains jointes racontent la prescience du futur, l’ignorance de l’obscure. Le présent

s’effiloche et emmène son sursis jusqu’à l’infâme, vers cette mer des oubliés.

Lentement, sa tête oscille sur le côté comme pour donner l’ordre de hisser la grand voile.

Les paupières ont baissé le pavillon. Invisible aux autres vaisseaux, il lève l’ancre et quitte

le port dans un silence assourdissant. Le temps a passé.


Jean-Jacques Steiner

9 décembre 2023