Pourquoi écrire?

Pourquoi écrire ?


J’ai été un cancre.

Ou simplement un élève qui n’avait pas envie d’apprendre.

Je me suis donc retrouvé à 15 ans embrigadé dans un apprentissage d’imprimeur-

typographe qui se partageait entre le travail en entreprise et des cours de culture générale

en école professionnelle. Les leçons de français étaient dispensées par un professeur qui

me laissa une empreinte indélébile. Pierre Boimond était son nom. Il était marié avec une

fille du pays du soleil levant et pour cette raison il avait traversé à pied le Japon du sud au

nord et en avait écrit un livre: « Japon à pied ou le voyage vers soi ».

Monsieur Boimond, posté derrière son pupitre d’enseignant, ne laissait entrevoir que son

buste comme un antique présentateur de télévision. Son visage, surmonté d’une

abondante chevelure poivre et sel et paré d’un système pileux semblable à l’abbé Pierre,

inspirait à tous le respect et la tranquillité. Un matin, ayant besoin d’un instant de calme

pour des corrections, il nous donna le devoir suivant:

-Rédigez-moi une nécrologie imaginaire, vous avez une heure !

Depuis que je sais lire je me souviens d’avoir toujours parcouru la presse régionale dans le

bistrot de quartier que tenait mon père où se présentaient dès potron-minet les habitués et

les alcooliques pas du tout anonymes. Je lisais tout. Les articles du monde, les faits divers,

les encarts publicitaires, les reportages locaux et me souviens même avoir pleuré en lisant

la mort de Walt Disney le 15 décembre 1966. J’avais 9 ans.

J’effeuillais bien sûr avec soin les annonces des trépassés et parfois leur nécrologie quand

ils étaient un peu connus dans le voisinage, faciles à déchiffrer puisqu’écrites en gros

caractères noirs.

Le travail imposé, pour une fois, fut pour moi une formalité. J’inventai un nom d’employé

modèle qui débuta dans son entreprise au bas de l’échelle et qui gravit année après année

tous les échelons de la hiérarchie pour terminer bras droit du patron et enfin dans l’au-delà.

Je conclus avec les hommages et la sympathie appuyés de la maison mère

reconnaissante à son serviteur et les sincères condoléances adressées à sa famille et sa

descendance.

Travail rendu après trente minutes.

Monsieur Boimond n’y croit pas et effectue un contrôle serré près de ma table de travail

que j’utilisais ordinairement surtout comme repose-coude, mais n’y trouve rien. Il se rend à

l’évidence pas du tout naturelle et m’octroie la note maximale. En me rendant ma copie il

ajouta:


Continue de lire, jeune homme et peut-être, écris !

J’ai suivi son conseil. J’ai commencé à l’adolescence a griffonner sur du papier volant, à

l’heure ou les ordinateurs n’étaient que chimères. Je prenais une citation connue du style

« Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt » et je la modifiais selon l’humeur du

moment et mon train de vie.de patachon, et cela donnait: « Le monde appartient à ceux qui

se lèvent tôt et c’est parce que je ne suis jamais couché avant l’aube, que rien ne me

réussit. » Plus tard, j’ai été inspiré par un dimanche. Je hais les dimanches avec ses repas,

ses promenades et ses habits, avec ses boutiques désespérément fermées et ses rues

plongées dans un silence maudit flirtant avec la solitude des aînés. Je hais les dimanches

où les parents par la fierté envahis, font parader leurs enfants dans des habits de lumière

qui interdisent aux anges de s’envoler sitôt sortis, en cachant leurs ailes dans des

chemises blanches disciplinaires et transforment les places de jeux urbaines en déserts

amers. Je hais les dimanches de mon enfance. Bienheureux les jours du seigneur

engloutis, jours de grasses pitance et des amis en partance. J’ai cru longtemps qu’ils

étaient des jeudis.

Un peu plus tard pendant mon service militaire, mes camarades ont découvert mes piètres

talents de scribouillard et me voilà investit dans la correspondance pour leurs dulcinées.

J’écrivais des lettres d’amour à des belles que je ne connaissais pas en échange

d’invitation au restaurant. Bien que mes semaines de militaire me furent bénéfiques,

j’essayais de les inciter à devenir les auteurs de mes déclarations d’amour:

Prend la plume et écris-lui si tu l’aimes, avec trois mots et deux phrases un joli poème qui

pourrait avoir pour thème, la beauté, l’éclat et la rareté d’une gemme. Ne lui parle pas de la

froideur des pierres, c’est peut-être une bijoutière. Raconte-lui plutôt l’histoire de ce

légionnaire qui aurait aimé pour ces quelques lignes, être Apollinaire. Mais si vraiment tu

n’as pas l’âme d’un conteur, ni les atouts d’un grand seigneur, alors dis-lui simplement

avec quelle ampleur elle remplit ton coeur de bonheur et je suis certain, te connaissant,

qu’elle saura trouver tes vers attendrissants car même si tu n’es pas Maupassant, elle ne

sera pas insensible à ton amour croissant. C’est un petit ange sans gène qui m’a donné

ses bons conseils pour une reine et bien que tu ne sois pas Verlaine, tu as fait de ton

amour, son domaine.

Les bons conseils du petit ange ont mis fin aux repas gracieux mais l’amitié a été

décuplée.

Aujourd’hui pour une femme, un enfant, pour ceux que j’aime, quand la raison est l’épouse

du bien-être, pour passer le temps, pour le plaisir, quand la félicité atteint son paroxysme,

j’aime sourire. Pour l’homme qui doit mourir, pour cette mère italienne, quand l’affection


compose des vers avec disparaître et naître, pour le passé distant, pour le souvenir, quand

la pensée est humanisme, j’aime attendrir. Pour l’étincelle des yeux jouissants, pour le

frisson sur l’épiderme, quand les mots et l’inspiration s’enchevêtrent, pour séduire, pour

qu’un coeur chavire, pour réjouir, éblouir, pour le bien dire, pour m’épanouir, j’aime écrire.

Je n’ai jamais oublié cet homme, Pierre Boimond parti depuis belle lurette pour là où on va

après, qui m’a fait comprendre que je n’étais pas un cancre et m’a donné envie d’écrire.


Jean-Jacques Steiner

20 novembre 2023