Je suis une gomme - Tatiana Lacroix

Ma vie de gomme


Me voilà dans une énorme poubelle, entourée de détritus, une peau de banane me

colle de près, des rognures d’ongle et une vieille brosse à dents sont mes

charmantes voisines.

Il ne me reste que quelques heures avant que les employés de la voirie nous

embarquent pour nous jeter tous à la fosse.

C’en est fini !

J’en profite pour revoir ma vie : je suis venue au monde dans une usine avec des

milliers d’autres gommes. Bon, pas n’importe quelle usine, Caran d’Ache quand

même !

J’ai traversé de grosses machines qui m’ont découpée, limée, lissée, emballée dans

un fin plastique, transportée dans un magasin.

Un magasin d’art et non un vulgaire supermarché. Néanmoins parquée dans un

rayon à coté de mes congénères, j’ai attendu dans cette promiscuité que quelqu’un

veuille bien m’acheter.

Mais personne, même après la rentrée des classes je me suis retrouvée dans ce

même rayon sous l’étiquette « Gomme d’art ».

Les mois ont passé. Certains passaient et me regardaient, voire me tripotaient puis

me remettaient en rayon.

Un jour cependant alors que nous n’étions plus que quelques-unes une femme

magnifique

s’est approchée de moi. Elle m’a prise dans ses mains qui sentaient la vanille et m’a

mise directement dans sa poche ! quelle surprise ! j’avais été volée !

Ma nouvelle maison est magnifique, je trône sur un bureau en acajou près d’un

encrier en argent et un stylo d’or.

La pièce est grandiose, ça me change du rayon d’art. Un grand feu brûle dans l’âtre

toute la journée. Il y a des tableaux magnifiques au mur et tout est propre.

La femme vient de temps en temps dans ce bureau. Elle s’assied et sort des feuilles

immaculées d’un tiroir et écrit avec le beau stylo d’or. J’ai remarqué qu’il est incrusté

de pierres précieuses. Il se prend très au sérieux. Impossible d’engager la

conversation avec lui, nous ne sommes pas du même monde. Je n’ai pas réussi

encore à voir sa marque de naissance.

Le temps passe. Je vais bien. La femme ne m’utilise jamais. Elle semble ne faire

aucune rature ni faute. Tant mieux pour moi. Je suis toujours neuve, belle et pure.

Un jour, un enfant entre dans le bureau en cachette certainement car il se retournait

souvent pour contrôler que personne ne le suivait. Il regarda les livres puis le bureau.

Et là, horreur ! il me prit et me cacha dans sa poche ! Enlevée une deuxième fois !

Sa poche était sale et collante, pleine de bout de caramel et de piécettes sales.

Beurk !

« Jérôme ! viens ici, nous partons » ai-je entendu. Le Jérôme en question sortit

précipitamment du bureau.

Et voilà que je me retrouve dans cette poche infâme. J’y passe la nuit, angoissée

quand à mon sort. Le lendemain il se rend à l’école. Mon enfer commence. Il me sort

de sa poche, me déballe et écrit sur moi avec un vulgaire stylo Bic !! il me perce avec

son crayon et parfois me mets dans sa bouche ! il me coupe et grave de vilains mots

sur ma surface laiteuse.

Je suis furieuse. Mon calvaire n’est pas terminé. Le voisin de Jérôme me prend et

me lance violemment à travers la classe. Voilà que j’atterris sur la tête du professeur

de mathématique !

Ses cheveux sont pleins de pellicules et je glisse le long de son cou pour finir dans

son pull-over.

J’entends de grands cris et un grand brouhaha dans la classe. Je suis violemment

tirée du pull et posée sur le bureau puis à la fin de la journée je rejoins un tiroir rempli

d’objets hétéroclites, confisqués ou utilisés comme moi. Il fait nuit et mes voisins

d’infortune se lamentent tous.

Le lendemain toutes les poubelles des classes ont été vidées dans la grande

poubelle de l’école.

Voici donc ma brève existence.

Mais voici que j’entends du bruit. C’est la fin.

Le couvercle de la poubelle s’ouvre et un visage lumineux apparait. Un carré parfait

lisse et blanc, radieux !

C’est la Reine des gommes, je la reconnais ! J’en avais entendu parler mais je n’y

croyais pas du tout.

Elle ramasse toutes les gommes dans ses bras immenses, les gommes entières, les

arrachées, les grignotées, les maltraitées, les vieilles, les estropiées, toutes !

Nous nous envolons avec elle à travers la nuit sombre vers un autre monde

précédées d’un cortège de Tipex dansant la farandole.


Tatiana Lacroix

Octobre 2023