Être à 61 ans
C’était un diner chic avec des invités français et j’avais fait un aïoli. Un aïoli chic avec des légumes de couleur jaune que je servais dans des assiettes en barbotine ravissantes. Ça donnait à ce plat simple un petit côté sophistiqué.
Un majordome, Christophe, avait été booké, un peu plus âgé que moi, un marseillais très chaleureux, très professionnel qui connaissait la maison et avait la faveur des patrons, ce qui me permettait de me désengager totalement du service. Les patrons le trouvaient authentique avec son accent, et ça allait bien avec l’aïoli, la bastide, les oliviers dans le parc.
Un service est rythmé par des phases plus ou moins stressantes.
Avant: “Mais quand est ce qu’ils vont se décider à passer à table?“
Pendant: “quoi? il n’a pas fini?“ Il y en a toujours un qui mange lentement, qui casse le rythme ou ne termine pas et ne pose pas ses couverts dans l’assiette pour indiquer que c'est bon, qu'on peut débarrasser.
Mais il y a ce moment d’accalmie, lorsqu’ils mangent le plat principal. On a fait le plus gros du travail, lavé, rangé la batterie de cuisine, commencé à la nettoyer et on attend, on se relâche un peu, on papote et la question est tombée!
—Tu feras quoi, toi, à la retraite?
Ça m’a étourdie! Penser à la retraite, c’était penser à la vieillesse.
J’étais là, la cinquantaine, dans le combat de la vie, dans la construction, dans l’avenir. J’avais encore une carrière à continuer de construire, des choses à me prouver, des hommes à aimer, un fils pas adulte et, l’idée floue que la retraite était une fin à la vie!
Le souvenir de cette frayeur éprouvée est très clair. Le temps que tous ces sentiments me traversent, Christophe m’avait déjà expliqué comment, lui et son mari, avaient acheté leur maison pour la retraite. Ils avaient tout imaginé, planifié pour cette cette retraite inéluctable.
Il n’était plus possible, maintenant de l’ignorer: j’allait vieillir, inexorablement. La soixantaine m’attendait!
Que faire ? Lutter ? Est-ce possible ? S’organiser ? En suis-je capable ?
J’ai commencé à m’informer sur ce que mes amies envisageaient pour leur retraite. Y avaient-elles pensé ? Était-je la seule inconsciente ? La ménopause et la retraite , au secours !
Mes amies étaient comme moi pour la plupart, dans l’instant présent, totalement inconscientes. Encore des choses à faire pour nos enfants, toute notre énergie et notre argent y passe. Nous avons l’espoir de leurs études, d’adoucir leurs chemin. Courber le dos pour les aider à monter ne serait-ce qu’une petite marche afin que leur vie soit moins difficile, moins chaotique, qu’on ne se soient pas tuées à la tâche pour rien! Nous étions tout simplement une bande d’inconscientes avec des crédits étudiants sur le dos et de vielles voitures en fin de course. Mais j’avais de la chance, car du travail!
J’ai remis mon mouchoir dessus, en le soulevant de temps à autre.
Fin de contrat, changement de maison.
Les nouveaux patrons ont mon âge, justement, et deux fils de l’âge du mien, qui ont épousé deux sœurs: La notion de famille poussée à l’extrême.
La cuisine et la salle à manger sont dans le même espace, dans un grand volume cubique, d’énormes ouvertures des deux côtés comme une boîte vitrée. En les regardant de ma cuisine, quand ils sont à table, c’est comme si j’étais au théâtre.
Ils déjeunent ensemble tous les jours et la tension est folle. Madame sort pour aller chez l’esthéticienne ou acheter des vêtements. Le reste du temps, elle vit enfermée dans cette magnifique maison contemporaine. Pas d’amis et fâchée avec sa famille. Chaque midi, elle sort de ses appartements pomponnée, parfumée, sur d’immenses talons. Elle prend l’habitude de venir me raconter par le détail la vie de ses enfants qu’elle espionne via les caméras de sécurité de la maison et m’explique tout ce qu’ils devront faire pour être à la hauteur. Personne ne semble la satisfaire, sauf Monsieur.
Il a commencé comme vendeur à 18 ans, et a créé un empire dans sa branche. Si, aujourd’hui, il y a la folle maison contemporaine, le chalet à Megève, la propriété à Saint-tropez, le jet privé et l’hélicoptère, c’est grâce à lui seul. Il a vendu une partie de son entreprise dans laquelle travaille toute la fratrie, avec l’idée, dans quelques années, de vendre le reste et de prendre sa retraite, justement.
Très vite, il y a un malaise dans la maison. Monsieur est l’amant d’une de ses belle filles, et tout le monde est au courant, y compris le personnel. Le jour ou la belle-fille apprends à la fratrie qu’elle est enceinte, un silence de mort plane et on entend la question que chacun se pose : “De qui ?“
Je donne ma démission.
Puis me voila dans un joli château. C’est une petite famille de milliardaire, pas quarante ans, quatre enfants. J’ai l’âge d’être la grand mère de ces gamins. Se noue un énorme attachement aux enfants. Rien n'est comme ailleurs avec eux. Ce qui se créé dans ces jours passés à les dorloter, les houspiller, les nourrir; ces moments où on leur donne le plat de pâte à gâteau en douce des autres, ces gâteaux d’anniversaire, ces bichonages de vacances, ces cookies de Noël confectionnés ensemble dans la cuisine, tout cela c’est la vie.
Comme ils dinent dans la cuisine, le soir, je demande aux parents de ne pas venir. Le premier pouvoirs des enfants sur les parents étant la nourriture, cela facilite les diners qui se passent tranquillement pour les parents, joyeusement pour nous. Ces enfants sont délicieux.
Avec les parents, c’est plus compliqué. Pour le père, rien n’est jamais comme il faut. Les oeufs trop cuits, les soles trop grosses, le boeuf pas assez mâturé, les choux pas assez gonflés... Ça m’est très difficile. Je travaille pour faire plaisir et cela me démoralise. Madame est compliquée aussi. Elle n’est pas une maîtresse de maison. Elle ne sais pas où est sa place. Parfois très directive, parfois totalement absente. Son obsession? Son apparence. Coach sportif, massages: il faut rester ferme quoi qu’il arrive! Elle est comme vide. Quand nous avons des invités, elle ne nous dit jamais leurs noms, ce qui complique notre travail, car nous - le personnel - nous connaissons leurs goûts, leurs habitudes, comme dans les conciergeries d’hôtels de luxe et savoir qui vient nous permet d'anticiper. Certains n’aiment pas manger certaines choses, ont un faible pour certains plat, certains sont allergiques aux oreillers en plumes, aiment avoir certaines eaux dans leurs chambres. C’est notre travail et on ne peut pas le faire correctement.
Un soir alors que je papote avec les enfants, je dis aux aînées - des jumelles -:
—Dans cinq ans, vous aurez votre permis, vos voitures et on ne vous verra plus »
Stupeur !!! Elles demandent:
—Mais toi, tu sera toujours là ?
Je réponds donc que je serai à la retraite, mon petit planning en tête.
—On ne te verra plus ?
—Vous aurez bien d'autres choses à faire: des amoureux, des amoureuses, vous partirez avec vos amis en vacances, vous n’aurez plus besoin de moi.
On me dit alors que si, qu’il faudra que je reste quoi qu’il arrive!
Et cette retraite alors ?
J’y ai pensé en venant travailler dans cette famille. J’ai même calculé quel âge auront les enfants le moment venu. Ça concorde parfaitement. Ils partirons de la maison pour faire leurs études en même temps que moi je partirai de leur maison pour ma retraite. Je suis assez fière de mon coup.
J’accepte encore un déménagement, j’en suis certaine, c’est le dernier. La soixantaine est au coin de la rue. J’ai été raisonnable, d’une incroyable flexibilité. Derrière ce mot qu’affectionnent les chefs d’entreprises, la réalité est une disponibilité à toute épreuve, un “Oui Monsieur“ systématique.
On part demain pour deux semaines en Normandie, on a un dîner de dix, on n’aura pas besoin de vous, vous pouvez prendre des vacances, on avait dit du poisson ce midi, mais vous n’auriez pas du bœuf? au fait, les enfants ont invité des amis pour le goûter, jeté à la fin du déjeuner, on sera douze demain, ah j’ai oublié que finalement c’était annulé, il n’y a plus de gorgonzola ? Etc etc etc…
—Oui Monsieur.
Dans six mois c’est mon anniversaire, j’estime ne pas avoir démérité. Depuis quatre ans j’ai, comme on dit, pris sur moi, c’est à dire sacrifié ma vie personnelle. L’incroyable fatigue qui m’habite chaque jour quand je pose un pied par terre en est la preuve. Mais elle est aussi la preuve du temps qui passe.
Mon rapport au temps est toujours celui du présent, s’économiser pour tenir... Mais tenir pour quoi ? Je soulève le mouchoir. Je suis tellement usée que je ne peux pas me projeter, j’arrive juste à penser à mon fils qu’il faut encore accompagner, rassurer, écouter.
Parfois les choses s’enchaînent à la vitesse de l’éclair, on imagine avoir organisé sa vie, être enfin un peu raisonnable, avoir fait les bons choix, mais la vie se charge de vous rappeler que non, ça fonctionne de façon aléatoire! Covid, licenciement, cancer... En six mois tout est balayé!
On ne m’a même pas laissé dire au revoir aux enfants.
Entre le licenciement et le cancer, je fête mes soixante ans.
J’y croyais encore à cette vie, ce jour là. Aucune remise en cause: j’allais retrouver du travail, recommencer ailleurs. J’étais même prête à re-déménager. Je me disais : “Et pourquoi pas retourner à Paris si je ne trouve pas ici?“
Et puis la réalité a pris le dessus. Retrouver un poste à 60 ans, c’est tout un programme auquel je m’attelle consciencieusement.
Rendez-vous, entretien, lettres de recommandation: je suis toujours trop vielle.
Toujours dans l’optique de retrouver du travail, je ne remets rien en question; il faut continuer, se battre, montrer qu’on est performant, efficace, qu’on n'a pas d’arthrose, pas de calcification des tendons, qu’on est jamais fatigué.
Et puis le cancer est arrivé. Le mot est énorme, trop énorme pour moi, je ne sais pas quoi en faire. D’abord se battre pour survivre à ça physiquement, mais après ? Une fois que c’est fait, il y a ce discours médical: “votre vie ne sera plus jamais la même!“ Une fois cancéreux, cancéreux pour toujours! C’est atrocement plombant.
La violence de ce tourbillon me terrasse, emporte tout. Cette ridicule réflexion sur la retraite me paraît bien futile.
Voyons donc les choses de façon plus globale: cette vie qui ne veut plus de moi me donne-t-elle encore envie?
Sans aller chercher à savoir pourquoi, je viens de vivre vingt ans de cette façon. Y suis je condamnée ?
Parce que c’est bien ça, le problème: ce sentiment d’avoir tout donné, tout sacrifié, absorbée par la vie des autres, j’ai mis la mienne de côté. Ok il y a des choses inhérentes au travail dans les maisons, Noël, nouvel an, week-end, été, on travaille quoi qu’il arrive. Combien d’anniversaires, de fête de famille sacrifiés? Même la mort de mes parents et de mon frère ne m’ont pas été permises; pour chacun d’entre eux, je suis arrivée trop tard.
Alors de quoi ai-je envie ? Qu’est-ce qui me manque dans ma vie ?
Voir mes amis, faire des diners, partir en vacances, des réunions de famille ou je ne serai pas stressée, faire des choses avec mon fils, cuisiner pour le plaisir, lire, aller marcher, m’appartenir. J’ai perdu ce sentiment de liberté.
Avant être célibataire ou, en tout cas, ne pas vivre avec un amoureux me laissait libre de ma vie, avec ce métier, ce célibat signifie que je suis corvéable à merci. Alors oui, être une femme libre me manque terriblement.
Etre une femme libre à 61 ans c’est ce que je veux.
Nathalie Thiebaud
19.11.2021