Je suis une montre
Le temps est long quand on est une montre. Chacun remplit les heures par une myriade
d’activités, moi je compte, je bats les secondes, je rythme sans musique, sans pouvoir
adapter ma cadence à la lumière, à mes humeurs, aux odeurs, à mes états d’âme.
Certaines de mes copines, japonaises ou américaines, ont des couleurs et jouent de la
musique. Moi, je suis suisse et je fais tic-tac à chaque déplacement de mes engrenages. Je
dis à mes copines que je suis le nec plus ultra de la mécanique, car je sais quand la lune sera
pleine, par exemple. Mais elles s’en fichent : elles n’ont qu’à demander à Google pour avoir
la réponse.
Je leur dis qu’elles ne sont plus des montres, mais des monstres, des hybrides, des robots ;
elles me répondent que je suis un dinosaure. Je leur dis que mon cœur bat sans jamais
s’arrêter pour autant que quelqu’un me porte à son poignet, elles me répondent que leur
pile est rechargeable. Je leur dis que leur pile pollue, elles me rétorquent qu’elles sont
nourries à l’éolien ou au solaire.
Au moins nos querelles font-elles un peu passer le temps, mais je suis jalouse des images et
des couleurs de mes copines.
Le paradoxe, c’est que je plonge mes racines dans les siècles, qu’il a fallu des générations de
patience pour me développer et me concevoir et que j’incarne le temps avant même de le
mesurer. Elles seront démodées demain et n’appartiendront plus à leur temps. Elles ne
survivront pas. Mais suis-je moi, une survivante ?
Michel Chevallier
Mars 2022